Durant une demi-heure quotidienne, je me livre à une marche solitaire dans les bois, indifférent aux caprices des saisons et des éléments. Au fil de ces pérégrinations, j’ai saisi une série de clichés à l’aide d’une multitude d’appareils : caméras vidéo, téléphones, reflex. Aucune de ces images ne prétend à une finalité en soi. Je les considère plutôt comme des esquisses prises sur le vif, témoins furtifs de l’instant présent. Peut-être pourraient-elles servir d’inspiration pour une future illustration, un dessin empreint de couleurs ou une peinture à venir.

Ces esquisses numériques sont de simples préludes, et leurs qualités techniques m’importent peu. N’étant point photographe, je suis pleinement conscient des formidables artistes qui exercent cet art, habillés de leurs incroyables appareils. Cependant, en tant que peintre, j’éprouve une attirance particulière pour la photographie, dans la mesure où elle permet de préserver un instant, une veduta, dont la retranscription par le seul texte serait laborieuse, voire impossible. Les contraintes inhérentes à certains appareils se révèlent même intéressantes, car elles simplifient l’image, lui conférant un charme unique.

Le crayon sur le papier, tel un raccourci fugace, établit la connexion la plus directe entre l’esprit et la nature. Qu’il soit teinté de couleurs vives ou dépourvu de nuances, le crayon demeure l’outil fondamental pour consigner les imaginaires et concrétiser l’inspiration en matière tangible. Capturer les hiéroglyphes et les formes de la nature, et les esquisser, revient, d’une certaine manière, à recréer les gestes de Celui par qui toute chose fut engendrée.

Cependant, l’artiste qui contemple le monde comme un diapason de formes et de sagesses, se démarque rapidement pour s’élever dans l’inspiration et les outils à sa disposition. Tel est le cas de Gotthilf Heinrich Schubert, dont l’esprit embrasse la beauté environnante et se libère de toute entrave.

Toutefois, ces réflexions ne sont que le reflet d’une lumière extérieure à l’image. Au moment de l’action, c’est autre chose qui est en jeu. C’est l’aventure des contrastes dans la perspective aérienne, les textures en opposition ou en harmonie, le crayon qui s’aiguise, l’ombre du nuage projetée sur la découverte, les feuilles qui s’envolent, l’heure du déjeuner qui approche… Ce sont ces éléments qui prennent part à la pratique artistique, bien plus que les pensées confortantes sur l’art, qui se manifestent lorsque l’environnement extérieur résiste à son accomplissement, que ce soit lors d’un trajet en train, en RER ou en voiture.

Pourtant, l’esprit de synthèse peut en tirer quelques règles, inspirées par la contemplation d’œuvres appréciées. Ces règles deviennent autant de fondements et de points de départ virtuels pour des œuvres plus abouties, au sein de l’atelier. Ainsi, je présente ici quelques travaux d’études et de prises de notes, réalisés plus ou moins rapidement, à l’aide d’un stylo à bille ou sur le dos d’un prospectus, d’un carnet de notes, ou tout autre support à portée de main permettant de fixer l’idée (parfois même grâce à l’intervention du téléphone mobile). Chacun de ces fragments constitue une base, un point de départ vers des réalisations plus accomplies dans l’intimité de l’atelier.

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Loin des passions mauvaises, des doutes, de la tristesse (l’alliée de l’ennemi), trouver les dispositions intérieures pour franchir allégrement la distance
de l’intention au but…

 

Textes à méditer, en toutes circonstances ...

Saint Jean Cassien (v. 360-435)
fondateur de monastère à Marseille
Des principautés, XIV ;
 SC 54 (Conférences VIII-XVII; trad. E. Pichery, éd. du Cerf, 1958 ; p. 22 ; rev.)

Toutes choses seront soumises au Christ

Il existe une raison au nom de principautés et de puissances [des esprits mauvais], dans le fait qu’elles exercent sur des peuples divers la domination et l’empire, ou qu’elles ont sous elles des esprits et des démons de rang inférieur, dont nous apprenons par l’Évangile et de leur propre aveu qu’ils sont légion. Elles ne peuvent, en effet, être appelés dominations, à moins d’avoir sur qui exercer leur pouvoir, ni davantage puissances ou principautés, s’il n’y a personne sur qui elles puissent revendiquer la prééminence.

Le blasphème que l’Évangile nous rapporte des Pharisiens, met bien en lumière cette vérité : « C’est par Béelzébub, prince des démons, disent-ils, qu’il chasse les démons. » (Mt 12, 24) Ailleurs, nous lisons l’appellation de « chef des ténèbres » (Ep 6,12) ; un autre démon est désigné comme « le prince de ce monde » (Jn 14,30).

Cependant, c’est le bienheureux Apôtre qui l’affirme, ces dignités s’évanouiront un jour, lorsque toutes choses seront soumises au Christ, « qu’il remettra le royaume à Dieu son Père, après avoir anéanti toute principauté, toute puissance et toute domination » (1 Cor 15, 24). Ce qui ne peut se faire que si les démons voient soustraire à leur empire ceux sur qui ils exercent en ce siècle leur puissance, leur domination ou principauté.

La Règle du Maître
règle monastique du 6e siècle
Prologue, 1-14 ; SC 105

Homme, toi d’abord qui lis cette règle à la communauté à haute voix et toi ensuite qui m’écoutes en écoutant cette lecture, laisse à présent tes autres pensées de côté ; sache que lorsque je te parle, c’est Dieu qui t’avertit par ma bouche.

Nous devons aller à lui, le Seigneur Dieu, de notre plein gré, par nos bonnes actions et nos intentions droites ; sinon ce sera malgré nous, à cause de notre négligence de pécheurs, que nous serons appelés à comparaître devant lui et emportés par la mort. (…)

Le temps qui nous reste à vivre, nous le vivons comme un sursis, alors que chaque jour la bonté de Dieu attend de nous des progrès ; elle nous veut meilleurs aujourd’hui qu’hier.

Toi qui m’écoutes, sois bien attentif : ainsi mes paroles (…), cheminant par l’application de ton esprit, parviendront au carrefour de ton cœur. Quand tu seras à ce carrefour (…), laisse derrière toi la voie du mal qui est celle de ton ignorance, et place-toi devant les deux voies qui s’ouvrent à toi : ce sont les deux façons d’observer les préceptes du Seigneur.

Nous qui cherchons la voie qui mène à Dieu, arrêtons-nous à ce carrefour dans notre cœur et examinons ces deux voies, ces deux façons de comprendre, qui s’offrent à nous.

Examinons par laquelle de ces deux voies nous pouvons parvenir à Dieu. Si nous continuons à gauche, nous avons à craindre — car cette voie est large — que ce ne soit plutôt celle qui mène à la perdition. Si nous tournons à droite, nous sommes sur le bon chemin, car cette voie est étroite, et c’est elle qui mène les serviteurs assidus à leur Seigneur en personne. (…)

Conforme-toi donc à ce que tu entends, avant que tu ne quittes la lumière de ce monde, car tu n’y reviendras pas, sinon à la résurrection. Et à la résurrection, si tu as bien agi ici-bas dans le temps présent, tu seras destiné avec les saints à la gloire éternelle.

Saint Thomas d’Aquin
De Regno, Livre Premier

Ceux qui ambitionnent davantage de régir que de servir (plus præesse quam prodesse), paralysent tout essor chez leurs sujets ; toute excellence en ces derniers les rend suspects d’attenter à leur inique domination : le tyran soupçonne davantage les bons que les méchants, et toujours la vertu d’autrui lui paraît redoutable.

En conséquence ces tyrans s’appliquent à étouffer chez leurs sujets toute vertu, pouvant être source de magnanimité, et de réaction contre leur injuste domination.

Ils s’efforcent d’empêcher l’affermissement de tout lien d’amitié entre ces sujets, ainsi que les avantages mutuels de la paix, afin que, la confiance mutuelle étant détruite, aucun complot ne puisse se tramer contre leur pouvoir.

Dans ce but, les tyrans sèment la discorde entre les sujets et l’entretiennent lorsqu’elle naît ; enfin ils empêchent tout ce qui concourt à resserrer les liens entre les hommes, comme les noces, les banquets et, plus généralement, tout ce qui engendre habituellement l’intimité et la confiance.

Les tyrans s’appliquent aussi à empêcher leurs sujets à devenir riches ou puissants, car, soupçonnant en eux la même malice qu’ils sentent en eux-mêmes, ils craignent de voir cette puissance et ces richesses de leurs sujets tourner à leur propre détriment, de la même manière dont ils s’en servent eux- mêmes pour nuire à autrui.

Saint [Padre] Pio de Pietrelcina (1887-1968) capucin
TN in Ep 4, 875,878 (in Une pensée par jour / padre Pio da Pietrelcina;

« Mes frères, nous n’avons encore rien fait jusqu’à maintenant : commençons donc dès aujourd’hui. » C’est à lui-même que saint François adressait cette exhortation ; humblement faisons-la nôtre. C’est vrai, nous n’avons encore rien fait ou si peu ! Les années se sont succédé sans que nous nous demandions ce que nous avons pu en faire ; n’y avait-il donc rien à changer, à ajouter ou à retrancher dans notre conduite ? Nous avons vécu avec insouciance, comme si le jour ne devait jamais venir où le Juge éternel nous rappellera à lui, et où nous devrons rendre compte de nos actions et de ce que nous aurons fait de notre temps.

Ne perdons pas notre temps. Il ne faut pas remettre au lendemain ce que l’on peut faire aujourd’hui : les tombeaux débordent de bonnes intentions ; et d’ailleurs, qui pourrait dire si nous serons encore en vie demain ? Écoutons la voix de notre conscience ; c’est la voix du prophète : « Aujourd’hui écouterez-vous la parole du Seigneur ? Ne fermez pas votre cœur » (Ps 94,7s).

Nous ne possédons que l’instant présent : veillons donc, et vivons-le comme un trésor qui nous est confié. Le temps ne nous appartient pas ; ne le gaspillons pas.

Sainte Hildegarde de Bingen (1098-1179)
 
Dirige nos pas sur le chemin de la droiture !
Ô Feu de l’Esprit Saint,
Loué sois-tu, toi qui œuvre au son des tambourins et des cithares.
Lorsque tu enflammes l’esprit des hommes,
Le tabernacle de leur âme s’emplit de ta puissance.
Alors la volonté s’élève et suscite l’appétit de l’âme
Et le désir de Dieu devient son guide.
L’intelligence t’invoque par de doux chants
Et te bâtit des temples de sagesse
Qui s’exhalent en œuvre d’or.
Tu portes toujours l’épée qui tranche
Ce que le fruit du péché marque de son crime.
Quand la volonté et les désirs se perdent dans le brouillard,
Et que l’âme vole et tournoie de tous côtés,
L’Esprit demeure le lien de la volonté et du désir.
Quand l’âme elle-même se dresse pour chercher à voir la pupille du mal
Et atteindre la gueule de la débauche, tu l’éprouves par le feu,
Car telle est ta volonté.
Quand la raison se laisse glisser sur la pente du mal,
Tu la serres et la resserres, et tu la fais revenir par toutes sortes d’épreuves,
Car telle est ta volonté.
Et si le mal ose lever contre soi son épée,
Tu la lui retournes en plein cœur,
Comme tu l’as fait au premier Ange déchu,
Dont tu jetas la tour d’orgueil au fond de l’enfer.
Mais tu as élevé ici une autre tour pour les publicains et les pécheurs
Qui te confessent leurs péchés et leurs œuvres.
Toute créature te loue, vie de toute chose,
Baume très précieux qui transfigures nos blessures béantes et souillées
En pierre précieuses !
Daigne maintenant nous rassembler tous ensemble en Toi,
Et diriger nos pas sur le chemin de la droiture.
Amen.

Notes de musiques et impressions de jadis

Années 65-75

Le mouvement du « Free* » a donné naissance à une multitude de prétendants sur la scène parisienne du jazz, se faisant passer pour des personnalités musicales grâce à leur apparence excentrique et leurs déclarations extravagantes. Malgré cela, une certaine sympathie s’est développée envers ces individus farfelus qui surfent sur les idéologies révolutionnaires et sociétales à la mode. Leur approche technique embryonnaire de leur instrument mélangeait maladroitement virtuosité et agitation frénétique des doigts et des poumons, dans une tentative de reproduire l’improvisation dodécaphonique d’Éric Dolphy, aboutissant finalement à une cacophonie monotone, selon I. Xenakis. C’était un peu comme une fanfare d’artistes en mode nihiliste, passant des heures à chercher sans jamais trouver, tel un enfant soufflant obstinément dans son pipeau-cadeau, produisant inlassablement la même note.

Le public « baba cool » de l’époque supportait cette torture musicale, se balançant d’un côté à l’autre au pied de la scène, comme s’il percevait subtilement un rythme subliminal dans ce chaos acoustique. Les novices dans le domaine instrumental trouvaient ainsi un moyen rapide d’accéder à la scène, évitant ainsi l’étude nécessaire de la technique et de la musique, adoptant l’attitude typique de l’écolier fugueur. Il leur suffisait d’adopter l’apparence à la mode de l’époque : peau foncée, cheveux longs, barbes sauvages, pantalons amples, chemises et chaussures de randonnée, afin d’incarner le stéréotype d’une personne décérébrée, récitant les sempiternels mantras révolutionnaires de leur université à qui voulait les entendre.

Pendant ce temps, quelques rares individus commençaient discrètement à s’intéresser aux partitions et aux grilles, risquant d’être traités de traîtres à la cause gauchiste-anarchiste-déconstructiviste. L’émergence de véritables artistes obligeait les snobs, incapables de distinguer le vrai du faux, à tolérer cette basse-cour tonitruante, sous peine d’être qualifiés de « réactionnaires », « fascistes » ou « bourgeois »… On amalgamait l’étudiant ignorant et enragé sur son instrument avec Miles Davis. Il convient de rendre hommage à certains musiciens, notamment Daniel Humair, d’avoir rapidement dénoncé cette supercherie.


 

Trois musiciens exceptionnels, actifs des années 40 aux années 90.

Miles Davis, il y a 40 à 50 ans, était le gourou vénéré par toute une génération de musiciens, surnommé « The Prince of Darkness ». Prisonnier de ses propres complexes, il aspirait à être Gil Evans et s’identifiait à Joe Zawinul. Avec une propension pour l’expérimentation sonore, des improvisations cosmiques et une sensibilité extrême, il contrastait avec son mépris affiché dès que la trompette était posée… Cependant, il avait aussi ses préférences. Il ne voulait pas que ses musiciens l’adulent, mais plutôt qu’ils jouent avec confiance et assurance, comme de véritables professionnels. Sur le plan humain, il n’était pas un modèle exemplaire, mais il aimait certaines femmes avec honnêteté et bienveillance (on se souvient, telle qu’il l’a décrit, de son aventure avec Juliette Gréco…).

Jimi Hendrix, quant à lui, a connu une carrière fulgurante et brève. Sa simplicité était remarquable tout au long de son parcours musical.

Jaco Pastorius a été confronté à l’absence de limites et en a finalement perdu la vie. Il partageait une profonde mélancolie, malgré son apogée dans la célébrité, car il éprouvait déjà la nostalgie de ses groupes de jeunesse.

Le Jazz et le Rock 65-85

En termes de souvenirs qui se complètent, de quelqu’un qui eu la chance de tourner longtemps de la science à la musique sans vouloir lâcher la peinture. Considérer la fin est une ressource intérieure très utile et nécessaire, mais qui ne peut, quelques fois, faire son chemin qu’au gré des situations concrètes qui s’imposent. Toujours ce choix entre l’Apollinien et le Dionysiaque, soit la recherche de la Sagesse pour voyager loin. Le conséquences du péché font qu’au lieu de suivre le chemin caillouteux et sinueux qui seul mène au Salut, le sinistre et séduisant quatre voies de l’erreur offre au regard, sa perspective aux élans majestueux, toujours chronophages pour qui s’y prend.

(à suivre)